Par Olivier Maulin / Dimanche 30 juillet 2017 / Valeur Actuelles
Loin des maisons à colombages, le village alsacien de la haute vallée de la Thur a su faire face à la désindustrialisation pour mettre en valeur le meilleur de cette région bénie des dieux.

Avec ses 985 habitants, l’avant-dernier village de la vallée est l’un des plus étendus, l’un des plus beaux aussi. Il serpente autour de la rue principale, entouré de quelques-uns des plus hauts sommets des Hautes-Vosges, dont le Marksteinkopf côté alsacien et le Grand Ventron côté lorrain. Ici la vallée, qu’occupait jadis un glacier, est large et plate, et la politique communale a été de maintenir les espaces agricoles tout autour du village. Les immenses prés de fauche pour les stocks d’hiver lui donnent un air bucolique et tranchent avec le reste de la vallée qui, de Thann à Wesserling, avec son habitat resserré et ses lotissements désincarnés, a des airs funestes de vallée-dortoir.
Disparition des commerces et des services de proximité, fermeture du bureau de poste (2006), le village n’échappe pas à l’évolution générale de la “France périphérique” déterminée par la rentabilité et la rationalisation. Le dernier coup dur a été la fermeture des urgences de l’hôpital de Thann l’année dernière, à vingt minutes de voiture de Kruth. En cas d’urgence vitale, il faut désormais entre cinquante minutes et une heure pour atteindre l’hôpital de Mulhouse, pour peu que l’hélicoptère soit dans l’incapacité de décoller. Comme de nombreux autres villages, Kruth s’est pourtant adapté à la nouvelle situation économique en misant sa survie sur son environnement et son attractivité pour faire tourner la dernière activité non délocalisable : le tourisme.
Le village et la vallée ont pourtant un passé industriel glorieux ! Avec l’ouverture des cols du Saint-Gothard et du Simplon dans les Alpes suisses, vers 1220, la vallée connaît un essor économique prodigieux. Le trafic entre l’Italie du Nord et les Pays-Bas, les deux régions les plus développées de l’Europe occidentale, passait en effet par les voies rhénanes et notamment par l’itinéraire allant de Bâle au col de Bussang, point de passage le plus bas entre la haute Alsace et la Lorraine, qui donnait sur la Moselle et ouvrait la route de la Champagne et des Flandres ; autrement dit par la vallée de la Thur. C’est par ce même col de Bussang que les armées de César sont entrées en Alsace. Par ce col également que le poète Arthur Rimbaud a traversé les Vosges à pied à l’automne 1878 pour rejoindre l’Italie !

En 1803, une usine de tissage s’installe dans le sud du village, pour fournir de la toile à imprimer à la manufacture d’indiennes de Wesserling. Elle fermera définitivement ses portes en 1988, accélérant la désertification économique. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Kruth comptait une dizaine de cafés, cinq épiceries-merceries, trois boulangeries, deux boucheries-charcuteries ; il ne reste aujourd’hui qu’une boulangerie- épicerie dont le bail est à céder…
Pour répondre aux besoins des industriels de la vallée, un projet de création d’un réservoir au fond de la vallée avait été élaboré dès 1861, mais jamais conçu. Les crues catastrophiques de 1947 remirent l’idée sur le tapis et, après de longues études préliminaires, le barrage fut construit entre 1961 et 1964, au nord de Kruth, sur la route de Wildenstein, un village de 190 habitants isolé au fond de la vallée. D’une surface de 81 hectares et d’une capacité de retenue de 12 millions de mètres cubes, le lac de Kruth-Wildenstein est devenu l’attraction touristique principale de la région.
Mais le clou de la vallée, hormis ses paysages, réside dans les nombreuses fermes-auberges situées sur les hauteurs, héritières des “marcairies”, dont l’histoire remonte au Moyen Âge. Agriculteur des montagnes, le marcaire (de l’allemand melker, celui qui trait les vaches) était un vacher qui s’installait aux beaux jours sur les chaumes, avec ses bêtes et celles qu’il louait aux propriétaires de la vallée, dans une ferme rudimentaire appartenant à la commune, où il fabriquait des fromages. La règle voulait que tout veau né avant la Saint-Jean revînt au propriétaire de la mère, quand celui né après cette date était pour le marcaire. Au XIXe siècle, certains fermiers trouvaient un complément de revenus dans l’aménagement d’une petite salle d’auberge où venaient s’amuser les gens de la vallée. Dans les années 1970, le phénomène prit de l’ampleur. Membre du conseil municipal de Kruth, président de l’association des fermes-auberges du Haut-Rhin depuis 2006, Serge Sifferlen est à la tête de la ferme-auberge du Schafert qu’il exploite avec sa femme, Laurence, et leurs enfants, Juliane et Florian. Le site est magnifique et laisse voir, par beau temps, les Alpes suisses entre les sommets vosgiens.
